Zuzana Kleinerová atteint pour moi le dernier niveau actuel de ce que le croisement du land art et du body art pourrait produire : comme une fusion, un bodyland, possiblement du bodyscape. Ni land art de paysage, ni body art de la démonstration, nous débordons également, par son travail, les arpenteurs, déambulateurs et autre marcheurs : si marcher pouvait créer, il semblerait que l’artiste tchèque (formée à VUT Brno, Fakulta Výtvarných Umení) greffe à ce support des extensions plus déterminantes. Marcher où, marcher pourquoi et pour qui ? Marcher ne (lui) suffit pas.
Ne plus aller comme une déclaration en mouvement – celui de l’artiste montrant le chemin d’une liberté artistique qui s’affirme en déroulant sa ligne (parfois jusqu’à la redondance) – mais porter la mission, ni sociale, ni psychologique, d’un devenir scénarisé. Fictionner le réel pour le penser, selon la leçon de Rancière, est un des tours de Zuzana Kleinerová.
Rôle sans action ou action sans actrice, Zuzana Kleinerová parcourt le monde comme une succession de missions. Cela se passe entre la mission et l’artiste. Un monde s’étend sur cette ligne… le reste des éléments n’en sont que les accessoires, des composants. Le nombre des actions entreprises par l’artiste pourrait passer pour les états de service d’un agent spécial. Quand parallèlement elle se lance dans la confection industrielle et maladive de cookies on craint la diversion. Il se pourrait qu’elle ait été approchée, bien que très furtive. C’est la rumeur qui communique. Je ne parlerai alors que de ce je peux en savoir : qu’on me l’ait raconté ou que j’en aie été le témoin saisi.
J’ai su qu’elle avait traversé le monde pendant une année pour se rendre à la porte de connaissances, familiales comme amicales, se tenant devant cette porte, parfois sur le trottoir d’en face, en attendant d’être vue, démasquée, perçue par la personne « concernée ». Isoler un point comme cible et s’y projeter selon les options. Ce qui est interrogé dans la manipulation qui localise des éléments comme points sur une carte, c’est sans doute la capacité d’un être à se réinventer en s’auto-activant comme « déterminé à », détermination qui ne tient qu’à lui mais à partir d’une carte élaborée comme impérative. Faire un plan, s’y résoudre. Il ne faudrait pas menacer l’implication de tels actes en insistant sur le risque aussi existentiel que pratique (physique) pris par l’artiste. Se rendre à plusieurs milliers de kilomètres de chez soi, se poster là où il nous semble le plus pertinent de le faire et attendre que ce que nous sommes venu faire arrive. J’ai du mal à voir plus ultime rencontre avec le vivant : ce qui le civilise, ce qui le menace. Voilà pour la rumeur.
En visuel, je me souviens très clairement d’une personne se mêlant à notre groupe, tout en conservant une distance très troublante : une goutte d’eau sur un imperméable, adhérente mais autonome. Au moment de ce trouble, si nous sommes encore officiellement DELTA TOTAL, un groupe d’artistes, pendant le festival DO DISTURB 2016, invité par le Palais de Tokyo, Zuzana Kleinerová, n’est personne en particulier et pourtant enferme chacun de nous dans notre étonnement. Méconnaissable, grimée de telle façon qu’aucune désignation de la personne ne soit accessible, elle déambulait avec certains d’entre nous sans jamais sembler être dans la même dimension : hors registre, hors statut.
Le groupe au travail pendant ce festival – constitué pour la plupart de ses membres, pendant un programme passant occasionnellement par l’Islande, séjour auquel Zuzana Kleinerová avait pris activement part – connaissait très bien l’artiste, seulement que chacun d’entre nous ne puisse pas la reconnaître plus qu’au quart de son intégrité, ne permettait aucun recoupement. Puis, pourquoi s’interroger collectivement à propos d’une personne qui semble à la fois savoir ce qu’elle fait là, bien que paraissant complétement étrangère à ce que nous y faisons, alors que nous sommes dans le flux continu de notre proposition pour le festival et qu’après tout, tel que nous travaillons, tout le monde est à sa place, même les inconnu.e.s ? L’artiste maîtrise le raffinement du contexte. Le travestissement choisi était d’une précision rare. Cheveux colorés en roux, coupe au carré, robe ni beige, ni brune, collant neutre… accoutrement mêlant l’insignifiant et le tranchant, lunettes à angles saillants. Excentricité sans dépassement, tenue stricte frôlant la parodie : nous étions sans décodeur. Cette personne sortant de nulle part pouvait être n’importe qui, ce qui reste un très haut niveau du savoir-être.
Ainsi Zuzana Kleinerová joua avec nous et parmi nous près d’une journée, laissant ça et là des indices aux personnes du groupe les plus proches, annonçant sa présence par des objets (bocaux de cookies par exemple), se tenant même parfois tout près de ces effets. Blague d’enfant qui joue à cache-cache, cruauté de l’adulte qui hante les lieux d’une gémellité fantomatique. Inquiétante étrangeté, selon cette anecdote freudienne, d’un psychanalyste ne reconnaissant pas son visage vieilli dans le reflet d’une vitre de train, d’une personne jouant d’un double occasionnel, comme on sort d’un film pour rentrer dans un autre en claquant des doigts : très rare aptitude.
Selon cette distinction de l’être là et de l’être à que propose Pierre-Damien Huyghe, à propos des mouvements qui traversent l’être contemporain selon des fonctions sans lieu particulier ou approprié, il semble que Zuzana Kleinerová déborde à nouveau les critères, n’étant, dans les pratiques rapidement et lacunairement présentées ici, ni là ni à. Quand elle est là ce n’est pas elle, ce qui serait elle n’est pas à : elle est à ne pas être elle-même. Révéler une annulation, celle d’un être qui est à disparaître.
Sébastien Montéro, Professeur en école d’art Doctorant Paris 1